Article paru dans Libération
Le catalogue raisonné de Vuillard, lié à l'exposition internationale consacrée au peintre nabi qui circula en 2003, fait l'objet d'un procès qui fera date dans l'histoire déjà tumultueuse du droit d'auteur. Un couple qui a travaillé sept ans sur les archives du peintre réclame la bagatelle de 1 million d'euros de réparation, ainsi que le retrait de l'ouvrage de la vente. Défendu par Me Dutilleul-Francoeur, il assigne pour contrefaçon éditeurs et auteurs, dont Antoine Salomon, petit-neveu d'Edouard Vuillard et détenteur des archives.
Guy Cogeval est l'auteur principal de ce coffret de trois tomes, publié l'an dernier à l'occasion de l'exposition qui a rencontré un grand succès à Washington, Montréal, Paris et Londres. Coéditée par Wildenstein et Skira, vendue 500 euros, cette somme de 1 750 pages reprend l'ensemble de l'oeuvre de l'artiste. Plus modeste, le catalogue «simplifié» de l'exposition, en français comme en anglais, est lui aussi attaqué.
«Analyses hâtives». A la demande d'Antoine Salomon, Annette Leduc et son époux Brooks Beaulieu ont travaillé de 1990 à 1997 sur les archives familiales, classant des dizaines de milliers de documents. Pour leur avocat, «la biographie et la bibliographie sont reproduites de manière servile et des milliers de descriptions sommaires des oeuvres quasiment à l'identique» dans le catalogue raisonné. Incidemment, feu le grand marchand Daniel Wildenstein est accusé d'avoir cherché, via cette publication, à «s'assurer le contrôle du marché» des peintures de Vuillard.
Le couple affirme avoir rédigé 2 000 pages en anglais, qui auraient pu constituer le catalogue raisonné. Pour Antoine Salomon, ce travail représente «une avalanche de documents, plus ou moins traités, une compilation de textes déjà édités», émaillés de «réflexions verbeuses et d'analyses hâtives», qui a été refusée par deux éditeurs successifs. Daniel Wildenstein a ainsi jugé ce «médiocre» écrit «inexploitable pour une édition d'art».
Directeur du musée des Beaux-Arts de Montréal et chargé de la programmation des expositions au Grand Palais, Guy Cogeval s'indigne : «Ils ne sont pas historiens de l'art. Ils n'ont pu tirer une synthèse de leur documentation et manquaient de la culture générale minimale pour connaître cette période. Leurs notes sont émaillées d'erreurs. Ils ont été largement payés pour un travail de documentalistes : 3 millions de francs (440 000 euros). A ce prix, Antoine Salomon avait quand même le droit de reprendre des fiches techniques ! Ils ne peuvent pour autant prétendre que j'ai copié leurs notices : ils en ont rédigé 226, j'en ai développé près de 700.» Pour lui, ce mauvais procès relève de l'abus du droit d'auteur.
Il n'est, en effet, pas possible de s'approprier des données brutes qu'on dépouille : les dates de naissance ou de décès d'un artiste n'appartiennent à personne. Les biographies font apparaître des dates et des formules semblables : naissance, mort, études, amitiés, voyages, événements artistiques... «La famille déménage en octobre...» devient : «Octobre : la famille déménage...»
Citations. Les époux Beaulieu protestent aussi contre les apparentements dans la bibliographie ou les descriptifs des tableaux. Mais si Gamelle et oignons est une huile sur toile de 22,2 cm sur 27 cm, comment l'écrire autrement ? Ils reprochent aussi à Guy Cogeval de reprendre des citations d'auteurs dont celles d'André Chastel ou de Jacques Salomon, le père d'Antoine. Là encore, comment revendiquer un «droit» sur des citations d'autrui ?
Un examen comparatif minutieux des notices laisse en réalité peu de doute sur les écarts entre les textes. Comme dans le chapitre «La nuque de Misia», délicieux aperçu sur l'amante de Vuillard, Guy Cogeval développe de fait une réflexion personnelle sur les croisements entre la vie et l'oeuvre de l'artiste, qui a du reste suscité de vives réactions aux Etats-Unis par son caractère très original (Libération du 23 septembre 2003).
http://www.liberation.fr/culture/0101497673-vuillard-catalogue-a-polemique